Pour cette première journée à Berlin, pendant que Nicolas est allé visiter des trucs d’urbanistes, je suis parti faire une visite guidée « queer » de la capitale réunifiée de l’Allemagne. Une plongée décalée et fascinante dans l’histoire contemporaine de Berlin, vue par sa face marginale. Une visite de jour du Berlin de la nuit.
La visite commence dans une ancienne zone industrielle est-allemande, qui est aussi glamour que son énoncé le laisse entendre. C’est entre le grossiste Metro et un entrepôt désaffecté que s’est installée l’une des institutions de la nuit berlinoise : Berghain. 5 étages de musique forte et de débauche… Berghain réussit la prouesse d’être à la fois underground (initialement fondé par des punks gays est-allemands fans de musique techno, on ne peut pas faire plus marginal) et institutionnel (classé au patrimoine culturel au même titre de l’opéra de Berlin !).
Quand la gentrification a fait déferler les capitalistes sur Berlin est, la boîte de nuit s’est fait virer de son site originel par des promoteurs sans vergogne (y en a-t-il avec vergogne ?) qui ont construit à la place le « Mercedes Benz Stadium ». Tout un symbole ! Elle a trouvé refuge dans une usine désaffectée au style stalinien. Je ne pourrai pas vous dire à quoi ça ressemble dedans, on n’est pas entré et les photos sont de toute manière interdites à l’intérieur pour préserver le mystère et garantir l’anonymat des visiteurs. Il paraît que le slogan « sex, drugs et techno music » est appliqué très littéralement.
Berlin est depuis longtemps un terreau fertile pour les initiatives mêlant les musiques fortes et les mœurs alternatives.
Dès le 18ème siècle, le roi de Prusse Frédéric le Grand avait largement ouvert la voie. S’il était à l’époque plus branché baroque qu’électro, il a quand même soutenu les arts et surtout assoupli la loi en ce qui concerne les mœurs. Il montrait même l’exemple : Voltaire, qui était souvent invité à sa cour, raconte qu’il composait des morceaux pour flûte et qu’il s’entourait de « soldats jeunes, beaux, bien faits, et qui jouaient de la flûte ». Et, précise Voltaire : « le stoïque donnait quelques moments à la secte d’Épicure ». Bref, ça ne jouait pas que de la flûte…
L’exemple venant d’en haut, Berlin est devenue une capitale de toutes les sexualités libérées. Tant et si bien que dans les années 1920, Berlin était connue dans toute l’Europe pour les folles nuits de ses bars et cabarets exotiques, voire carrément débauchés.
On pourrait penser que l’arrivée des nazis allait changer cela. Mais ce ne fut pas le cas, du moins dans un premier temps. Ernst Röhm, proche d’Hitler, fondateur et dirigeant des tristement célèbres SA, avait une vision très extensive du culte de la masculinité du national-socialisme. On raconte que, le soir venu, il enlevait sa chemise brune pour passer une robe à paillettes. Il appréciait notamment le spectacle des « Hitler Girls », un groupe de travestis dont la revue était menée par une lesbienne avec une petite moustache à la Charlie Chaplin… Etonnant, non ?
Personne à ce moment-là n’a vu venir le couperet qui allait tomber sur les nuits frivoles berlinoises. En une nuit de 1934, la nuit des longs couteaux, Hitler a coupé la tête des SA et s’est débarrassé des « décadents ». Il a fait basculer radicalement la politique de l’Allemagne vis-à-vis des homosexuels, des marginaux et des saltimbanques. La fête s’est arrêtée nette.
La visite guidée que j’ai suivie passe par les lieux des anciens cabarets fermés par les nazis, devant les maisons des gens arrêtés, et se termine par un microscopique mémorial aux homosexuels déportés. Des milliers furent exterminés dans les camps de concentration où, entre autres joyeusetés, les « médecins » nazis expérimentaient des techniques de « guérison » à base de viols répétés.
Aujourd’hui, les nuits berlinoises sont, paraît-il, redevenues parmi les plus délurées d’Europe. Si l’on en croit les flyers et les magasins de vêtements, on s’y habille de manière sexy, excentrique et parfois déconcertante. J’ai même croisé dans une vitrine des culottes de peau bavaroises en cuir moulant !! Achh !
On ne peut s’empêcher de penser, en déambulant dans ces rues qui ont accueilli les fêtes les plus libres et ont été le théâtre des atrocités les plus terribles, que la liberté est fragile. Que tout peut basculer en une nuit si l’on laisse s’installer insidieusement les idées de pureté, d’intolérance, de haine, et que l’on laisse ceux qui les portent prendre le pouvoir. Et que, justement, Erdogan est en visite à Berlin aujourd’hui…
Du coup, dès le soir même, nous sommes allés soutenir la liberté frivole ! Nous ne sommes pas allés au Berghain, parce que la techno et la débauche, ça fait trop de bruit. Nous sommes juste allés boire un coup (par hasard, il faut l’avouer) dans un bar où officiait un improbable DJ barbu à paillettes monté sur talons aiguilles. Typiquement berlinois !
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